Bien qu’il ne s’agisse en apparence que d’un conflit entre les pro-russes et l’Etat central ukrainien, le projet de « l’Etat fédéral de Nouvelle-Russie » semble reposer sur des bases concrètes et, surtout, sur une vision sur le long terme.
Mais avant d’aller plus loin, qu’appelle-t-on « Nouvelle-Russie » ? L’Ukraine, sans surprise, est un pays fragmenté sur le plan culturel et linguistique. Cette division entre les régions et les habitants est due à l’histoire commune avec l’Europe et la Russie, mais surtout à la proximité économique de cette dernière qui influence toujours le pays. En effet, l’Ukraine exporte actuellement nombre de ses produits vers la Russie, nombre de ses citoyens parlent le russe qui est une langue couramment utilisée pour communiquer entre les régions, dans les médias et pour les études. La différence repose essentiellement sur la pratique du russe comme langue maternelle ou comme langue secondaire. Les pro-russes, comme c’est le cas en Nouvelle-Russie mais aussi en Crimée, sont souvent russophones de naissance et attachés à la Fédération de Russie en raison de leur histoire personnelle, de la famille qui y réside ou tout simplement de leur nationalité. Après la chute de l’URSS, où la question des frontières ne se posait pas autant, les russophones n’avaient pas d’appréhension sur le fait de vivre en Ukraine.
De nos jours, avec les projets de rapprochement avec l’Union européenne et la question des visas, les russophones, souvent influencés par les médias russophones qu’ils écoutent, s’inquiètent de devoir un jour devenir membre de l’Union européenne et de ne plus pouvoir passer la frontière avec la Russie aussi facilement. Ca n’est donc pas tant la question de l’Union européenne et de ses grands principes qui pose problème aux russophones mais essentiellement la peur de devenir des citoyens de seconde zone, parlant une langue minoritaire et coupés de leur familles ou tout simplement de leurs opportunités de travail et d’études en Russie.
L’Etat fédéral de Nouvelle-Russie : un projet concret ?
C’est la raison pour laquelle les milices pro-russes, qu’elles soient ou non soutenues par le Kremlin, se sont insurgées contre le pouvoir central ukrainien pour affirmer haut et fort leur refus de voir une Ukraine lointaine de la Russie. Parallèlement, les ukrainiens du Nord ont la même attitude mais vis-à-vis de la Russie, où ils craignent, qu’en cas de rapprochement, ils ne puissent plus voir leur famille en Pologne ou dans le reste des pays de l’Union et se retrouvent coupés de leur histoire commune avec l’Europe.
Entre singularité et effet domino
Après l’annexion de la Crimée il y a quelques mois, les autres régions majoritairement russophones décidèrent à leur tour de manifester leur souhait de rattachement à la Russie. Il y a avait, naturellement, un intérêt pour les milices à le faire de manière à pouvoir s’octroyer une position favorable en cas de rattachement et ce, notamment en convoitant des postes politiques, économiques et militaires à responsabilité. La faiblesse de l’Etat ukrainien, couplé à la corruption des élites et le manque d’opportunité pour ces milices, les a poussé à prendre les armes pour s’assurer une part du gâteau tout en revendiquant le fait de défendre la population russophone qui, bien que n’étant pas dupe, n’a d’autre choix que d’accepter d’être représentée par ces milices qui semblent les seules à pouvoir disposer des moyens pour lutter contre l’armée. En ce qui concerne les ukrainiens vivant dans ces zones, c’est avec pragmatisme qu’ils décident, soit de partir, soit de rester à attendre de voir la suite des événements.
Les pro-russes de Nouvelle-Russie visent donc, officiellement, à être rattachés à la Russie comme la Crimée. Mais, la Russie est actuellement restée muette sur ces revendications, tout comme celles d’un autre Etat, la Transnistrie, qui souhaite son rattachement depuis plus de vingt ans et n’a toujours obtenu aucune réponse positive.
Si officiellement Moscou se justifie en plaidant pour le retour au calme dans l’Ukraine, il est fort probable que la Nouvelle-Russie ne l’intéresse pas à l’heure actuelle car le projet n’est pas encore à son optimum. En effet, l’actuelle Nouvelle-Russie est encore loin d’avoir atteint ses objectifs. Si l’on regarde une carte des revendications de celle-ci, on constate que les séparatistes souhaitent rattacher toutes les régions d’Ukraine au sud de celle-ci. Ils auraient alors le contrôle d’un territoire qui s’étendrait du sud de la Moldavie (en intégrant possiblement la Gagaouzie) jusqu’à la Russie en privant toute l’Ukraine de son accès à la mer Noire et à la fois en rattachant la Transnistrie. Pour le coup, le projet de Nouvelle-Russie serait alors très avantageux pour le Kremlin car la Russie pourrait à la fois contrôler la mer Noire et étouffer l’économie ukrainienne, mais aussi compromettre les projets de rapprochement de la Moldavie avec l’Union européenne et rattacher la Transnistrie qui actuellement coûte plus à la Russie qu’elle ne lui rapporte, le tout en assurant à la Crimée un approvisionnement en eau dont elle a besoin.
Carte théorique de Nouvelle-Russie à son « maximum » ayant pour objectif de rattacher tout le sud de l’Ukraine, la Transnistrie et la Gagaouzie. Crédit DR
Pourtant, l’actuelle Nouvelle-Russie est loin de satisfaire à ces conditions. Malgré ses grandes ambitions, elle ne couvre que deux régions tout à l’Est de l’Ukraine et peine à rivaliser face à l’armée ukrainienne. On imagine donc assez facilement pourquoi la Russie préfère attendre car, si la Nouvelle-Russie trouve de nouveaux partisans dans le Sud, alors elle pourra s’agrandir et, si elle n’en trouve pas, elle reste un moyen de déstabiliser le pays et donc de ralentir son rapprochement avec l’Union européenne.
Un danger pour la stabilité en mer Noire ?
Sur un plan géopolitique, l’Etat fédéral de Nouvelle-Russie n’est pas une source de danger pour la stabilité en mer Noire. Pourquoi ? Simplement car celui-ci souhaite rassembler toutes les régions pro-russes du Sud de l’Ukraine. Il y aurait alors un moyen, comme évoqué précédemment, de contrôler l’accès à la mer Noire, rattacher la Transnistrie, nuire encore plus à l’économie moldave. Mais, jusqu’à aujourd’hui, la Nouvelle-Russie est encore loin de cette possibilité. C’est un Etat de facto, ce qui signifie internationalement non-reconnu et ce même par la Russie, sans accès à la mer, économiquement pauvre et peu compétitif et dont toute l’économie ne repose que sur le soutien russe. En bref, le danger est présent pour l’armée ukrainienne dans les zones urbaines mais l’est beaucoup moins d’un point de vue international tant que les régions du Sud ne se soulèvent pas face à l’Etat central.
La crainte qu’on pourrait avoir serait alors celle de la vente d’armes en usant du statut de non reconnaissance internationale et de l’opacité de ce qui s’y passe. Il y aurait alors un moyen de déstabiliser la mer Noire en y exportant des armes légères vers le Caucase. Bien qu’étant possible, le manque d’accès à la mer pose encore une fois problème. La Transnistrie avait elle-même été accusée de vendre des armes via Odessa, ce qui signifie bien qu’il semble difficile pour un Etat de facto de se livrer à ce type de trafic sans l’appui d’un Etat voisin qui lui pourrait risquer des sanctions internationales.
L’utilisation des Etats de facto pour déstabiliser en contournant les sanctions internationales
En accord avec ce qui a été évoqué précédemment, on comprend facilement que les Etats de facto sont un moyen de déstabiliser tout un pays, dans notre cas, l’Ukraine. Moscou n’incite pas ouvertement les militants pro-russes à prendre les armes, ce qui attirerait l’attention et nuirait à son image. Le Kremlin demande même aux milices de limiter les tensions et les violences en Ukraine. Il est vrai qu’actuellement les preuves qui mettent en avant des connections entre le gouvernement russe et les groupes séparatistes ne sont pas encore tangibles. Il semblerait même plus cohérent de parler de groupes soutenus par d’autres organisations situées en Russie et donc, hors du contrôle de Moscou.
Mais, nul ne peut objecter que ces groupes aident la Russie à redevenir une grande puissance mondiale tant par la médiatisation des déclarations qu’en affaiblissant les Etats dans sa périphérie. Les tensions ont pour effet d’affaiblir l’Ukraine qui, au prix de coûteuses interventions militaires, aggrave sa situation économique. Celle-ci est déjà catastrophique au regard de la corruption des élites et de la dette gazière à laquelle elle doit subvenir. L’existence de ce nouvel Etat de facto amène donc la Russie à pouvoir exercer encore plus de pressions chez son voisin et à endiguer le rapprochement avec l’Union européenne et l’OTAN. En affaiblissant l’Ukraine, la Russie s’impose en grand maître dans l’espace de la mer Noire et ce, d’autant plus depuis l’annexion de la Crimée.
Enfin, comme pour la Transnistrie, la Russie n’a pas reconnu l’existence de la Nouvelle-Russie, elle se garde donc la possibilité de le faire à tout moment et de la rattacher ou la soutenir économiquement face aux autres puissances occidentales. C’est donc une épée de Damoclès sur l’avenir d’une partie du sol ukrainien et de son gouvernement. Il semble également pertinent d’ajouter que celui qui affaiblit l’Ukraine affaiblit aussi la Moldavie, pays voisin de cette dernière. Le Kremlin, que la Nouvelle-Russie s’étende ou pas, s’assure donc d’endiguer la présence occidentale dans la région et par transposition dans le Caucase. Un jeu géopolitique habile, qu’on pourrait comparer à une partie d’échec, où l’erreur ne peut désormais plus venir du Kremlin qui a assuré sa défense et attend le prochain mouvement de ses adversaires, mais de ces derniers qui doivent tenter d’attaquer pour changer la donne ou maintenir un statut quo qui leur est défavorable.